iGor milhit

Les cerisiers fleurissent

« Ah tiens, les cerisiers fleurissent. »

Il veut sortir. Aller se coucher dans l’herbe, sentir sa peau chauffer au soleil de mai. Enfin, d’avril. Non, de mars. Peu importe. Il veut aussi jouer avec des enfants, les prendre dans les bras, rigoler, se casser la gueule en trébuchant, jouer à l’élastique, oui, même à l’élastique, ça serait fantastique, et puis faire une sieste auprès du grand-père, sur l’alpage, à l’ombre des mélèzes qui ont survécu à la grippe espagnole qui venait de Chine, si ça se trouve c’était encore à cause des Américains, bref, retrouver le monde d’avant, où l’avenir était infini, une sorte de maintenant éternel, juste avec le rythme lent des saisons, de son âge qui bouge, savoir chaque jour faire des trucs en plus, retrouver ce paradis duquel on se fait jeter avant même d’avoir compris que c’était le paradis, perdu, parce qu’il ne peut y avoir de paradis qui ne soit d’abord perdu.

Il veut sortir. Marcher dans la ville, se fondre dans la foule, s’y sentir seul dans sa bulle musicale, danser mentalement grâce à la marche qui s’accélère ou ralentit selon le rythme de la musique, visiter les murs comme on visite un musée, avec ses déclinaisons de tags rageurs ou poétiques, rageurs et poétiques, rageurs tout court, respiration indispensable. Ou pédaler, slalomer entre les cubes d’acier et de plastique presque immobiles, se griser de vitesse quand c’est possible, et s’essouffler dans les montées, pouvoir se transporter tout seul, plus loin, jusqu’à sortir de la ville, retrouver un horizon plus large, gonfler ses poumons des immenses nuages où se peignent les couchers de soleil, où s’annoncent les orages qui réjouissent l’âme et le corps, enfin, l’âme ou le corps, deux mots pour la même chose. Bref, il veut sortir.

« Ah tiens, les cerisiers fleurissent. »

Il a déjà connu une sorte d’enfermement, à l’époque ça avait duré plusieurs années et c’était tombé sur lui. Enfin, il n’en sait rien, ça avait bien dû tomber sur quelques autres aussi, lorsque tu penses être seul, vraisemblablement tu es en réalité plusieurs millions, fourmilière humaine oblige. Et donc, c’était tombé sur lui. Une manière d’éviter d’écrire qu’il se l’était imposé, parce que d’un côté personne ne l’avait forcé, pas même lui justement. Peut-être aurait-il pu faire autrement, mais ça n’aurait pas été possible, il veut sortir de cette aporie, lorsqu’il n’y a pas de solution, il n’y en a pas. S’enferrer à chercher des causes premières et des motivations, c’est être réduit à ratiociner, vain blabla. C’était tombé sur lui. Il aurait bien voulu sortir, se sortir de là, mais il ne savait pas comment faire, si c’était permis, pourquoi ça ne l’aurait pas été, alors il avait simplement pillé la bibliothèque publique, cherché à comprendre le monde, parce que celui-ci semblait s’être trompé d’époque, obstiné à vivre comme dans les heures les plus sombres du 19e siècle européen, alors qu’on s’éclatait en plein anthropocène post guerre froide. La confusion était totale. Et écouter de la musique, en buvant du café, en fumant des joints, en boucle : livres, musique, café, joints. Pendant une petite décennie.

Et il était sorti.

« Ah tiens, les cerisiers fleurissent. »

Ça avait été les retrouvailles avec la lumière, le souffle, la distance, l’horizon ouvert, et les nuages, les nuages parce qu’ils donnent la mesure de l’immensité du ciel, un contraste frappant avec les détails du faux crépi du mur de sa chambre, des fleurs, des odeurs, de la poussière, la pluie, l’orage, la joie du monde, pouvoir à nouveau fatiguer ses muscles, redonner de l’espace aux poumons, passer de mort vivant à vivant vivant. C’était inespéré. Un moment à nul autre pareil. Parvenir au sommet de la montagne.

Ce sommet est une illusion d’optique, l’épaule de l’arête, le chemin pierreux monte encore vers l’épaule suivante, et d’épaule en épaule il finit par ne plus bien savoir si ça monte encore, si l’espace ne s’est pas mué, imperceptiblement, en une boîte qui se resserre, tous ces « si » s’évanouissent, l’évidence ne peut plus être ignorée, une nouvelle sortie devient nécessaire, à trouver, à creuser, à déchirer, à dessiner, à esquisser, à chaque fois il s’agit d’être un peu plus malin, de faire en se laissant faire… Il se sent à court d’imagination. S’interroge sur la pertinence des routines d’assouplissement. Il veut sortir.

« Ah tiens, les cerisiers fleurissent. »

Se faire fleur de cerisier, de prunier, d’amandier, le particulier est un détail, charmant, essentiel même, mais un détail. Se faire fleur. Et sortir, sans même l’avoir voulu. Parce que. Parce que quoi ? La mère et le grand-père partent d’un grand éclat de rire. Il va devoir faire avec, se contenter de cette réponse, jongler avec les problèmes sans solution, les laisser se briser au sol, comme de petites fioles libérant des parfums dont il se souvient bien, mais ne sait, comme toujours, nommer.


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