Depuis cinquante, quarante, trente, vingt, dix ans, nous n’avons en aucun cas progressé, avancé, initié un quelconque geste dans la bonne direction, nous avons simplement poussé plus loin le bouchon, collé la jauge au sommet de la graduation, dans le rouge, dans le rouge, le sourire aux lèvres, satisfaits de ne l’être jamais, alors que depuis au moins un siècle, nous savons, la physique est solide. Peut-être est-ce normal, la révolution copernicienne à faire est plus existentiellement affreuse que le décentrement de la Terre, le décentrement du système solaire, de la galaxie, de l’animal humain passé de créature de dieu à simple membre de la famille des primates, les grands singes, quelle consolation. Jusqu’à la conscience qui a dû laisser sa place à la bestiole qui nous échappe, nous échappera toujours.
Voilà qu’il était pénible de quitter notre place privilégiée au sein d’un Univers rassurant, à notre mesure, et de se retrouver pas si différents qu’une colonie de bactéries sur un grain de poussière, là par hasard, là de manière temporaire, voué à la destruction, dans n’importe quel coin d’un univers démesuré, inconcevable, inhospitalier, et semble-t-il mortel. Mais, au moins, nous pouvions nous gaver, construire des digues contre l’angoisse, proliférer comme une maladie et dresser des systèmes hyper-industrialisés devant la face hideuse de la finitude.
En vain, bien sûr, mais à condition de n’être pas trop regardant, de supporter le mal du siècle, à chacun le sien, on pouvait encore faire semblant de croire à l’illusion. Et désormais, cette « fête » est terminée, l’avenir sera pire. Les rêves de notre inconscient collectif, les rêves hérités de génération en génération étaient mortifères, ils sont morts. Ils ne sont pas les seuls, bien sûr. Mon ami est mort, mes amis sont morts, mes grands-pères, mes grand-mères, mes oncles, et tant d’autres, sont morts. C’est la vie, mais il y a autre chose aussi qui est mort, et nous ne faisons que commencer à le comprendre, à le découvrir, il faudra en faire le deuil. Un peu comme si toutes le voies, toutes les issues de secours étaient condamnées, l’appel de Mars en est le meilleur signe, la folie désespérée du toxicomane qui ne peut se résoudre à accepter, à abandonner, à renoncer, à laisser tomber. Et faire face au manque.
Le manque.
Le manque, duquel tout peut naître. Peut-être pas tout, justement, mais qui est source de possibles. Alors que le refus de ce manque, la rage de vouloir le combler coûte que coûte ne peut mener qu’à l’épuisement. Et c’est bien ce manque, l’abandon qui rend possible son acceptation, le renoncement aux illusions qui nous occupent l’esprit, qu’il s’agit d’écrire, de dessiner, de chanter, de peindre, de rêver, de rendre désirable. De reconnaître dans les petits gestes quotidiens que l’on peut observer ici ou là, à côté de soi.