Langue

« La langue pense à ta place ». Klemperer, de mémoire. Alors que la langue est désormais synthétisée, outil, arme pour le pouvoir. Ce qui est nouveau, c’est l’artifice, la cadence de tir, un déluge de mots liquides, plastiques. Un tapis de tokens largués par chatB-29’s. « Catastrophe : bouleversement, ruine1. » On pensait travailler à la compréhension, à la transformation de la fourmilière, et quelques entreprises armées jusqu’aux dents de capitaux détournés, de connaissances pillées, de gouvernements complices, ont bougé tous les paramètres à coups de pieds. Personne n’y comprend plus rien.

« La langue pense à ta place ». Te désintoxiquer. Ce ne sera possible qu’en partie, mais chaque dixième de degré compte. Réduire ta lecture de médias. Tu t’es échappé des réseaux sociaux, c’est déjà ça de pris, même si tu y trouvais, ici ou là, des inspirations pour résister, sortir des voies tracées, traverser en dehors des clous. C’est nettement plus rare dans les médias. Ce serait l’occasion d’observer ce qu’il se passe sans ce cordon ombilical qui te maintient en zombie.

« La langue pense à ta place ». C’est ce qui rend l’écriture si difficile, si déstabilisante. Tu parcours les touches de ton clavier, et l’écran te projette le reflet de tes angoisses, les tournures de tes ennemis, les pièges desquels tu voudrais t’échapper, les pièges dans lesquels tu tombes, tout juste.

Écrire comme si personne ne lisait.
Passer des disques comme si personne n’écoutait.
Vivre comme s’il n’y avait pas de vidéosurveillance, pas de cookies tiers.

« La langue pense à ta place ». Que se passe-t-il lorsqu’il n’y a qu’un mécanisme capable de manipuler des signes, produire du sens au kilomètre, et rien d’autre2,3 ? Pas de matière vivante, de matière émue, de matière qui pense ? Les modèles de langage démesurés rêvent-ils de Philipp K. Dick ?

S’échapper, se désintoxiquer, mais aussi se nourrir, lire de la fiction, voire de la poésie. J’ai de la peine à trouver, à lire de la poésie contemporaine, une forme pour nos époques, certainement par manque d’attention. Puiser dans la musique, aussi, sélectionner ce qui dévie, ce qui déraille, privilégier les travers, les traverses, ou plutôt les détours, les dérives, réinventer l’eau froide, affirmer l’animal, l’incarnation, dépoussiérer les fondamentaux.

On n’échappe pas à la langue.

On ne s’échappe pas de la langue. La langue rend possible ses propres échappatoires, ses propres échappées, car elle est toujours multiple, plurielle, même sous le 3e Reich, même dans les interstices, les entrailles des modèles renforcés par les clics des prolétaires, des colonisées et des colonisés de la sphère de l’information. Les mutations, les inadaptations offrent des survies possibles. Et bonne chance pour les fittests.


  1. Balibar, Étienne. 2024. « Sur la catastrophe informatique : une fin de l’historicité ? » Les temps qui restent, Héritiers des temps modernes, 1 (1). https://lestempsquirestent.org/fr/numeros/numero-1/sur-la-catastrophe-informatique-une-fin-de-l-historicite↩︎

  2. Vromen, Elad. 2024. « Language Models as Semiotic Machines: Reconceptualizing AI Language Systems through Structuralist and Post-Structuralist Theories of Language ». arXiv. https://doi.org/10.48550/arXiv.2410.13065↩︎

  3. Mullins, Ryan David. 2024. « The Prison House of Pattern Matching: What Philosophy Already Knew About LLMs ». Substack newsletter. Ryan David Mullins (blog). 25 novembre 2024. https://ryandavidmullins.substack.com/p/the-prison-house-of-pattern-matching↩︎