Faire

En réalité c’est le capitalisme qui produit le désir « de ne rien faire », mais de ne rien faire pour lui, comme désir de se soustraire à son faire ignoble, à sa coercition de faire (pour le jeu de mots). Le coup de force invraisemblable, mais c’est celui-là même de la convention capitaliste de la valeur, c’est d’avoir rabattu tout « faire » sur « faire pour le capital ». En en « déduisant » que ne pas faire pour le capital, c’était ne pas faire du tout. Mais les humains ne sont pas comme ça : puisque vivre c’est désirer, désirer faire – et faire. Alors ils font – des tas de choses, et chacun selon son désir. C’est là que toi [Friot] tu arrives avec ta convention communiste de la valeur qui dit : ce que les humains font dans la société, c’est toujours de quelque manière utile à la société, c’est bon pour elle (sous réserve de quelques critères de légalité bien sûr…). Ergo ça a de la valeur en soi.
Frédéric Lordon — En travail : conversations sur le communisme, p. 60

La question n’est donc pas de savoir comment nous mettre en mouvement contre notre gré, si un salaire à vie, sans condition de poste de travail, nous était assuré, en tant que reconnaissance de notre qualité de producteur et productrice. Le fait est que la contrainte de l’emploi nous gâche le travail, même s’il ne peut pas être seulement une partie de plaisir. Même dans le mode de production capitaliste où le travail ne nous appartient pas, nous sommes capables d’éprouver des émotions positives, gratifiantes, lorsque nous sommes en mesure de faire bien quelque chose. Alors imagine si nous avions collectivement la souveraineté sur le fait de faire quelque chose, si tout « faire » pouvait devenir fertile, reconnu. Et si notre salaire ne dépendait pas de tel ou tel « faire »1.

Pouvait, parce qu’on n’échappe pas au fait de devoir décider collectivement des « faire » qu’on ne voudrait plus laisser faire, comme par exemple détruire les possibilités d’existence de la pie grièche pour augmenter la rentabilité à l’heure d’une exploitation agricole2, et qu’en plus, collectivement, on ne sera jamais d’accord sur tout. Pour autant, je trouve préférable de vivre ces échanges, les frustrations qui vont avec, d’explorer les manières de décider ensemble en évitant la bête tyrannie de la majorité, en évitant de renforcer les inégalités sociales existantes (par exemple le patriarcat), plutôt que de laisser une minorité, parce qu’elle détient le capital économique et social de nous imposer ses délires morbides.

Ce qui m’intéresse le plus dans la proposition du salaire à vie, c’est cela : notre souveraineté collective et la plus démocratique possible sur la production. Ne plus accepter d’être exclues et exclus d’une part importante de la sphère de la politique. Agir et être responsables. Refuser d’être à ce point diminuées et diminués dans notre devenir humain et ce au profit d’une classe, même si elle a participé à nous extraire de la monarchie absolue.

La référence exacte :

Friot, Bernard et Lordon, Frédéric, 2021. En travail : conversations sur le communisme. Paris : La Dispute. Entretiens. ISBN 978-2-84303-322-3.


  1. Ce qui n’enlève pas grand chose que la production de ce qui nous permet de vivre doit être fait, sinon il ne va pas y avoir grand chose à cotiser et à mettre en commun. ↩︎

  2. Voir cette vidéo sur Youtube↩︎