Contre lordon

Cette tendance à personnifier les rapports de domination capitalistes est en contradiction avec la critique marxienne du fétichisme de la marchandise, qui insiste sur une domination moderne essentiellement impersonnelle : les individus sont dominés par des abstractions réelles qui semblent s’imposer à eux comme une seconde nature ; leurs rapports sociaux leur apparaissent comme des rapports entre des choses (marchandises valorisées). Dans ce contexte, le bourgeois lui-même n’est qu’un agent inconscient au service d’une valorisation impersonnelle, dont il ignore les mécanismes contradictoires, à tel point qu’il finit lui-même par aggraver les crises de ce système. Marx parlera des bourgeois comme des « officiers » et « sous-officiers » qui « exercent le commandement au nom du capital », ou des « fonctionnaires du capital », et plus largement les rôles sociaux et notamment les classes, seront décrits comme relavant de la « personnification des catégories économiques ». […] Les classes sont des enveloppes sociales où sont personnifiées au travers des individus concrets, les catégories de fonctionnement de l’accumulation du capital. Cela ne signifie pas que les capitalistes seraient éthiquement irresponsables, et qu’il faut renoncer à lutter contre la société qu’ils gèrent. Cela signifie plutôt que le capitalisme se reproduit à tous les niveaux de la société, en tant que logique automatisée et aveugle, et que son dépassement ne signifie pas simplement le remplacement d’une classe profitante par une gestion étatique plus « rationnelle ». La remise en cause du capitalisme signifie la remise en cause d’une synthèse sociale à la fois totalisante et dissiociatrice, qui conditionne tous les individus, au quotidien. Seule la création de nouvelles formes de vie sociale ne passant plus par la médiation de ces abstractions fétichisées peut conduire à l’émancipation. Elle engage des luttes déterminées, mais elle ne se réduit pas à la suppression d’un pouvoir personnifié.
Benoît Boby-Bunel — Contre Lordon : anticapitalisme tronqué et spinozisme dans l'œuvre de Frédéric Lordon, pp. 160 à 163

Ce qui m’intéresse particulièrement dans ce passage, c’est l’idée que le système capitaliste est un rapport au monde, une logique d’ensemble qui englobe toutes les personnes, toutes les classes. Et il me semble que c’est important pour ne pas tomber dans l’illusion qu’il suffirait de désarmer la classe dominante, la bourgeoisie, pour en finir avec le capitalisme. Et aussi, je trouve utile de tenter de comprendre quelles sont les spécificités de notre société, notamment pour mieux comprendre qu’elle n’est pas plus « naturelle » que la multiplicité des sociétés que les animaux humains ont été en mesure d’explorer.

Le passage suivant est du même ordre, avec une insistance sur la notion d’argent (capitaliste) et d’économie autonome et surplombante de toutes les autres sphères de la vie (vues par les humains occidentaux, du moins).

Dans le troisième chapitre du Capital, Marx montre plus précisément que la circulation capitaliste est la métamorphose : A-M-A' (argent-marchandise-davantage d’argent) ; c’est l’extraction d’une survaleur, donc l’exploitation du travail productif qui permet cette augmentation de la valeur. Mais ce qui est le plus marquant dans cette formule, c’est que l’argent n’existe que comme une fin en soi tautologique qui n’appelle rien d’autre qu’elle-même. L’inversion entre moyen et fin, entre abstrait et concret, entre choses et individus, se cristallise également dans cette formule. L’argent n’est donc pas une catégorie neutre de toute « économie » en général, mais devient très spécifique dans la modernité capitaliste : l’argent capitaliste, c’est l’argent comme fin en soi, et s’il s’agit d’abolir le capitalisme, il s’agit bien d’abolir cette forme de l’argent. Toute idéologie qui promeut un argent « sagement dépensé », un argent au service de la « satisfaction des besoins » (Spinoza, Lordon), ne prend finalement pas en compte cette dimension tautologique et inversante de l’argent capitaliste, et demeure anachronique et inadaptée.

L’économie, comme secteur séparé et totalisant la vie sociale, qui synthétise tous les autres sous-secteurs spécialisés, est bien une spécificité capitaliste, qui se définit par le développement quasi-automatisé de ces catégories de base que Marx analyse dès la première section du Capital : marchandie, travail abstrait, valeur, argent.

Benoît Boby-Bunel — Contre Lordon : anticapitalisme tronqué et spinozisme dans l'œuvre de Frédéric Lordon, pp. 195 à 197

C’est un hasard, mais ce livre m’a été aussi utile pour le livre suivant, les Ethnographies des mondes à venir de Philippe Descola et Alessandro Pignocchi.