L'affaire du siècle, le 2e pilier et les assureurs

Après un livre essentiel pour comprendre l’ambiance politique contemporaine de la France, voici un livre essentiel pour comprendre pourquoi il n’y a pas de système de retraite digne de ce nom en Suisse, hormis pour quelques privilégiés, essentiellement des hommes, d’où la formule. Et ce n’est pas un bug, mais une fonctionnalité. Qu’une révision1 – à refuser impérativement ! – ne saurait corriger. Et c’est bien dans le contexte de celle-ci que la lecture de ce petit livre est utile, importante.

Ou même s’en tenir aux morceaux choisis de sa conclusion. La citation est longue, je n’ai pas coupé grand chose. Comme une conclusion bien rédigée, elle résume efficacement le livre, et je me répète, c’est un livre essentiel. De plus, il se lit comme un bon roman policier, sans suspens, mais plein d’horreurs bourgeoises. On en apprend pas mal sur « la gauche » suisse et sur les supercheries de la « paix du travail » et du « dialogue avec les partenaires sociaux ».

Je l’ai découvert à la lecture d’un entretien publié sur Pages de gauche. Mais voici les extraits (p. 127-131) :

À travers cet ouvrage, nous nous sommes efforcé de montrer combien le système des trois piliers a été conçu et configuré par les assureurs-vie. C’est un long processus historique qui a commencé au début du XXe siècle. Non pas en fonction d’un quelconque agenda préétabli, plus ou moins secret, prévoyant d’emblée toutes les étapes à franchir jusqu’au triomphe du 3 décembre 1972, mais bien selon les contraintes de l’histoire […].

Il faudra des décennies avant que le projet [des trois piliers] ne prenne véritablement forme durant les années 1950 et 1960. À ce moment d’ailleurs, les assureurs-vie se sont rallié une grande partie de l’économie, en particulier l’industrie financière (banque, sociétés de gestion, d’investissement, de conseils, etc.) voyant clairement les avantages d’une épargne forcée via un deuxième pilier obligatoire fonctionnant par capitalisation. Car la votation du 3 décembre 1972 qui inscrit dans la Constitution ce système signifie en réalité la financiarisation de la prévoyance vieillesse. Et qui peut véritablement en profiter, sinon l’industrie financière ?

Le scandale des 20 milliards de francs (voir chapitres 4, 5 et 6) fournit une illustration spectaculaire de l’incroyable marge de manœuvre que la politique a abandonnée aux assureurs-vie dans leurs affaires florissantes de prévoyance collective. C’est peut-être l’exemple le plus abouti de lobbyisme politique au XX siècle. […] Rappelons que ce scandale 1) a mis au jour l’absence quasi totale d’un contrôle étatique sur les rendements réalisés par les assureurs-vie avec l’argent du deuxième pilier ; 2) que cette situation a perduré pendant au moins quinze ans ; 3) que les compagnies d’assurance tenaient alors en la matière une « comptabilité virtuelle, qui n’apparaît pas officiellement au bilan » ; 4) qu’elles mélangeaient dans le même pot comptable leurs affaires privées et celles du deuxième pilier ; 5) qu’il a été impossible de reconstruire ultérieurement les flux de capitaux concernés ; 6) que l’on ne connaîtra jamais le montant total des excédents encaissés par les assureurs faute de données suffisantes… Et tout cela dans le cadre d’une assurance sociale ! Ainsi que le relève l’ancienne conseillère fédérale Ruth Dreifuss : « Le vice de forme, c’est d’avoir au fond confié la gestion des fonds d’une assurance sociale à des assurances privées. »

[…]

Cerise sur le gâteau, la prévoyance professionnelle avec son mécanisme de capitalisation se révèle d’une singulière inefficacité en tant qu’assurance sociale (voir chapitre 8). Tout simplement parce qu’elle exclut tout effet de solidarité. Elle aggrave ainsi les inégalités, particulièrement entre hommes et femmes ; elle est plus chère pour les assurés que l’AVS ; les rentes reculent depuis une bonne vingtaine d’années ; le montant médian des nouvelles rentes 2021 se situe à un modeste 1'701 francs par mois (1'782 francs pour l’AVS). Un constat résume bien ce manque d’efficacité par rapport au premier pilier : dans l’AVS, 100 francs de cotisation financent 99 francs de rente contre 76 francs seulement dans la prévoyance professionnelle. Un expert mandaté par le Conseil fédéral pour examiner les avantages comparés entre un système de prévoyance basé sur la répartition [comme l’AVS] ou sur la capitalisation [comme le deuxième pilier] écrivait en 1971 ce qui suit : « Plus le deuxième pilier s’appuiera sur la capitalisation, plus le poids sera mis sur des objectifs qui ne seront pas en premier lieu des prestations sociales. » Le deuxième pilier made in Switzerland recourt à une capitalisation au sens le plus strict du terme.

Pour anticiper son évolution, il faut de surcroît utiliser une foule d’hypothèses. Surtout pour ce qui concerne son financement, lequel repose dans une large mesure sur la santé des marchés financiers. Des hypothèses là encore, ou plutôt des paris qu’il faut tenir pendant des décennies. Voici ce qu’en pensait un représentant de la Banque Nationale invité à une séance de la Commission ad hoc du Conseil des États, en train de travailler sur le projet de LPP en 1978 : « [Je] voudrais dire qu’établir un pronostic fiable sur une durée de 40 ans ou plus est très difficile, pour ne pas dire impossible. […] personne ne peut garantir que les prestations [du deuxième pilier] seront encore finançables dans 20, 30, 40 ans. » Et pourtant la base financière de la LPP a été bâtie sur des pronostics à quarante ans, voire davantage.

Aujourd’hui, le maillon faible du financement de la prévoyance vieillesse, c’est le deuxième pilier et non pas l’AVS comme on ne cesse de le prétendre. Répétons-le : depuis une vingtaine d’années, les rentes LPP sont en baisse ; depuis 2007 au moins, la prévoyance professionnelle est en déficit chronique. Le système est en train d’imploser lentement mais sûrement. Raison pour laquelle la droite cherche à imposer ses remèdes de cheval. C’est-à-dire : baisse du taux de conversion […] ; augmentation de l’âge de la retraite, des cotisations, des deux à la fois, etc. Et puis, l’arme fatale, l’abaissement du niveau des rentes en cours, pour l’heure impossible à cause de la LPP. Mais il suffit de réviser la loi. […]

Imaginer une refonte de notre système de retraites préservant les intérêts du plus grand nombre dépasse largement les limites de ce petit livre. Mais c’est parfaitement envisageable, en vérifiant par exemple les possibilités de « dégonfler » le deuxième pilier, ou au moins de le geler dans son état actuel, au profit bien sûr d’un développement significatif de l’AVS, en particulier des rentes. Relativement au PIB, ces dernières n’ont quasiment plus bougé depuis la votation du 3 décembre 1972. C’était d’ailleurs ce que les assureurs-vie avaient prévu. En revanche, aucune des promesses faites avant le vote n’a été tenue, à l’exception de l’obligation du deuxième pilier. Pour le dire en une formule lapidaire, la doctrine des trois piliers c’est un vrai mensonge.

Pietro Boschetti — L'affaire du siècle, le 2e pilier et les assureurs

Parfois je me dis que Lordon n’avait pas idée à quel point les fonds de pension sont un piège à cons.

Et n’oublie pas de refuser la « réforme » de la LPP !

La référence complète du live : BOSCHETTI, Pietro, 2023. L’affaire du siècle, le 2e pilier et les assureurs. Neuchâtel : Editions Livreo-Alphil. Collection Focus 40. ISBN 978-2-88950-132-8.


  1. Comme on dit « réforme » en France, pour éviter de dire contre-réforme conservatrice. ↩︎