À travers cet ouvrage, nous nous sommes efforcé de montrer combien le système
des trois piliers a été conçu et configuré par les assureurs-vie. C’est un long
processus historique qui a commencé au début du XXe siècle. Non pas en fonction
d’un quelconque agenda préétabli, plus ou moins secret, prévoyant d’emblée
toutes les étapes à franchir jusqu’au triomphe du 3 décembre 1972, mais bien
selon les contraintes de l’histoire […].
Il faudra des décennies avant que le projet [des trois piliers] ne prenne
véritablement forme durant les années 1950 et 1960. À ce moment d’ailleurs, les
assureurs-vie se sont rallié une grande partie de l’économie, en particulier
l’industrie financière (banque, sociétés de gestion, d’investissement, de
conseils, etc.) voyant clairement les avantages d’une épargne forcée via un
deuxième pilier obligatoire fonctionnant par capitalisation. Car la
votation du 3 décembre 1972 qui inscrit dans la Constitution ce système
signifie en réalité la financiarisation de la prévoyance vieillesse. Et qui
peut véritablement en profiter, sinon l’industrie financière ?
Le scandale des 20 milliards de francs (voir chapitres 4, 5 et 6) fournit une
illustration spectaculaire de l’incroyable marge de manœuvre que la politique a
abandonnée aux assureurs-vie dans leurs affaires florissantes de prévoyance
collective. C’est peut-être l’exemple le plus abouti de lobbyisme politique au
XX siècle. […] Rappelons que ce scandale 1) a mis au jour l’absence quasi
totale d’un contrôle étatique sur les rendements réalisés par les assureurs-vie
avec l’argent du deuxième pilier ; 2) que cette situation a perduré pendant au
moins quinze ans ; 3) que les compagnies d’assurance tenaient alors en la
matière une « comptabilité virtuelle, qui n’apparaît pas officiellement au
bilan » ; 4) qu’elles mélangeaient dans le même pot comptable leurs affaires
privées et celles du deuxième pilier ; 5) qu’il a été impossible de
reconstruire ultérieurement les flux de capitaux concernés ; 6) que l’on ne
connaîtra jamais le montant total des excédents encaissés par les assureurs
faute de données suffisantes… Et tout cela dans le cadre d’une assurance
sociale ! Ainsi que le relève l’ancienne conseillère fédérale Ruth
Dreifuss : « Le vice de forme, c’est d’avoir au fond confié la gestion des
fonds d’une assurance sociale à des assurances privées. »
[…]
Cerise sur le gâteau, la prévoyance professionnelle avec son mécanisme
de capitalisation se révèle d’une singulière inefficacité en tant qu’assurance
sociale (voir chapitre 8). Tout simplement parce qu’elle exclut tout effet de
solidarité. Elle aggrave ainsi les inégalités, particulièrement entre hommes
et femmes ; elle est plus chère pour les assurés que l’AVS ; les rentes
reculent depuis une bonne vingtaine d’années ; le montant médian des
nouvelles rentes 2021 se situe à un modeste 1'701 francs par mois (1'782
francs pour l’AVS). Un constat résume bien ce manque d’efficacité par rapport
au premier pilier : dans l’AVS, 100 francs de cotisation financent 99 francs
de rente contre 76 francs seulement dans la prévoyance
professionnelle. Un expert mandaté par le Conseil fédéral pour
examiner les avantages comparés entre un système de prévoyance basé sur la
répartition [comme l’AVS] ou sur la capitalisation [comme le deuxième pilier]
écrivait en 1971 ce qui suit : « Plus le deuxième pilier s’appuiera sur la
capitalisation, plus le poids sera mis sur des objectifs qui ne seront pas en
premier lieu des prestations sociales. » Le deuxième pilier made in
Switzerland recourt à une capitalisation au sens le plus strict du terme.
Pour anticiper son évolution, il faut de surcroît utiliser une foule
d’hypothèses. Surtout pour ce qui concerne son financement, lequel repose dans
une large mesure sur la santé des marchés financiers. Des hypothèses là encore,
ou plutôt des paris qu’il faut tenir pendant des décennies. Voici ce qu’en
pensait un représentant de la Banque Nationale invité à une séance de la
Commission ad hoc du Conseil des États, en train de travailler sur le projet de
LPP en 1978 : « [Je] voudrais dire qu’établir un pronostic fiable sur une durée
de 40 ans ou plus est très difficile, pour ne pas dire impossible. […] personne
ne peut garantir que les prestations [du deuxième pilier] seront encore
finançables dans 20, 30, 40 ans. » Et pourtant la base financière de la LPP
a été bâtie sur des pronostics à quarante ans, voire davantage.
Aujourd’hui, le maillon faible du financement de la prévoyance
vieillesse, c’est le deuxième pilier et non pas l’AVS comme on ne cesse de le
prétendre. Répétons-le : depuis une vingtaine d’années, les rentes LPP
sont en baisse ; depuis 2007 au moins, la prévoyance professionnelle est en
déficit chronique. Le système est en train d’imploser lentement mais sûrement.
Raison pour laquelle la droite cherche à imposer ses remèdes de cheval.
C’est-à-dire : baisse du taux de conversion […] ; augmentation de l’âge de la
retraite, des cotisations, des deux à la fois, etc. Et puis, l’arme fatale,
l’abaissement du niveau des rentes en cours, pour l’heure impossible à cause de
la LPP. Mais il suffit de réviser la loi. […]
Imaginer une refonte de notre système de retraites préservant les intérêts du
plus grand nombre dépasse largement les limites de ce petit livre. Mais c’est
parfaitement envisageable, en vérifiant par exemple les possibilités de
« dégonfler » le deuxième pilier, ou au moins de le geler dans son état actuel,
au profit bien sûr d’un développement significatif de l’AVS, en particulier des
rentes. Relativement au PIB, ces dernières n’ont quasiment plus bougé depuis la
votation du 3 décembre 1972. C’était d’ailleurs ce que les assureurs-vie
avaient prévu. En revanche, aucune des promesses faites avant le vote n’a été
tenue, à l’exception de l’obligation du deuxième pilier. Pour le dire en une
formule lapidaire, la doctrine des trois piliers c’est un vrai
mensonge.
Pietro Boschetti
— L'affaire du siècle, le 2e pilier et les assureurs